Chokri, martyr de la liberté

Maître Yassine Younsi, avocat à la Cour d’appel de Tunis, faisait partie des 10 finalistes du concours des plaidoiries du Mémorial de Caen 2015. Durant sa plaidoirie, Me Younsi a rendu un hommage solennel à Chokri Belaid, l’homme politique et avocat tunisien lâchement assassiné il y a de cela 2 ans.

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Voici l’intégralité du discours :

Chokri, martyr de la liberté

Il faisait beau ce 6 février 2013. Déjà, l’odeur du jasmin se mêlait à celle des petits déjeuners.
Tunis, encore pleine d’espoir, se réveillait doucement.
Chokri BELAID est sorti de son appartement tranquillement en tenant sa serviette à la main. Il prit place à côté de son chauffeur sans remarquer l’homme à la casquette et au blouson sombre qui s’approchait.

L’homme pointa son arme froidement. 4 coups de feu à bout portant. Aucune chance d’en réchapper. La tête, le cou, la poitrine.

L’homme remonta sur la moto qu’un complice conduisait et disparut en un bruit de moteur puissant.

Transporté d’urgence à la clinique Ennasr, Chokri meurt une heure plus tard.

Qu’emporte-t-il avec lui? A quoi a-t-il pensé lors de son dernier souffle? A-t-il revu sa vie défiler devant lui?

Chokri est né en 1964 à Tunis dans la banlieue pauvre de Jbel Jloud.

Enfant de la jeune République indépendante, Chokri se souvient du son de la radio et des voix du président Bourguiba et de son principal opposant Salah Ben Youssef.

A 12 ans, alors que Bourguiba est devenu président à vie, l’Union générale tunisienne du travail s’affranchit du pouvoir et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, première organisation nationale des droits de l’Homme en Afrique et dans le monde arabe, naît. Chokri, lui, se souvient des rêves et des espoirs que ces mouvements ont fait naître en lui.

A 16 ans, alors que le pays traverse une crise politique et sociale où se conjuguent clientélisme et corruption et la paralysie de l’État devant la dégradation de la santé de Bourguiba, Chokri, lui, rêve de démocratie et d’État de droit.

Très vite, il s’engage au sein de l’Union générale des étudiants de Tunisie et dans l’action politique clandestine dans une des plus célèbres organisations de la gauche tunisienne, le Mouvement des Patriotes Démocrates, ou MPD.

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Après son inscription à l’université, il est déjà l’un des plus hauts dirigeants du MPD et à ce titre surveillé.

Il se souvient de la clandestinité avant la restauration partielle en 1981 du pluralisme politique, des espoirs et des déceptions.

Les yeux fermés, un goût de sang aux lèvres, Chokri se rappelle encore…

De la répression sanglante des émeutes du pain à la chute du président vieillissant, en arrivant jusqu’à la révolution du jasmin…une révolution de liberté et de dignité contre un tyran, un certain …Ben Ali.

Il se remémore sa passion du droit, ses études en Tunisie, en Irak puis en France.

A 23 ans, arrêté au cours d’affrontements entre les étudiants et les autorités, il est détenu à R’jim Maâtoug, pour son activisme politique en milieu universitaire.

Il se souvient des murs, de la chaleur et de son envie de devenir avocat.

Libéré après que Ben Ali a pris le pouvoir, dans une initiative qui visait à promouvoir une sorte de détente politique, il peut enfin embrasser sa profession de défenseur.

Militant progressiste, il s’engage dans les affaires liées à la liberté d’expression et à la défense des syndicats, aux droits de l’homme.

Tous ses dossiers lui reviennent en mémoire. Les salafistes arrêtés sous le régime de Ben Ali et les prisonniers du bassin minier de Gafsa.

Chokri se souvient de la fondation du MPD après la chute du régime de Ben Ali, des louanges des tunisiens quand il réussit à ressusciter le parti démocrate nationaliste unifié, qui aboutira une union des partis de gauche et au front populaire.

Il se souvient des villages traversés, des kilomètres parcourus pour prononcer des discours. Il se souvient des attentes du peuple, des espoirs des Tunisiens.

Il se souvient avoir été l’avocat de la chaîne de télévision Nessma, accusée d’avoir diffusé le film PERSEPOLIS qui a suscité une vague de violences entre partisans des libertés retrouvées et islamistes.

Aimé et donc dangereux, il se souvient aussi que le parti politique islamiste Ennahdha et le ministre de l’Intérieur l’ont accusé d’être l’instigateur des manifestations dans les villes de Sidi Bouzid, Gafsa, Kasserine et Siliana.

Il revoit le clip dans lequel, sur les réseaux sociaux, un groupe de salafistes appelle à son assassinat.

Chokri se souvient de la veille.

Le 5 février 2013, à 21 heures, il était invité à parler en direct sur Nessma, dans le cadre d’une discussion sur la violence et les assassinats politiques. Il se souvient qu’il ne se posa pas la question du courage quand il dénonça en direct que le gouvernement était subordonné au néo-colonialisme qatari.

Reçu comme avocat et leader de l’opposition tunisienne, il n’hésita pas a critiquer vivement la poussée de l’islam intégriste en Tunisie, s’en prenant aux promoteurs de ce qu’il désigne comme un «projet salafiste servant un plan de déstabilisation américano-qatari» et reprochant au parti Ennahdha au pouvoir sa complaisance à l’égard de ces mouvements extrémistes, voire accuser Ennahdha d’encourager le terrorisme en créant un climat de peur dans la population tunisienne.

Il se souvient avoir dit qu’il se sentait menacé et sur écoute.

Dans un dernier effort, Chokri se souvient de son épouse Basma KHALFAOUI, avocate et militante et ses deux petites filles en bas-âge, Nayrouz et Nada.

Puis, plus rien, le vide. Le silence.

L’enquête sur l’assassinat de Chokri n’a jamais sérieusement abouti.

Un certain nombre de données prouvent que le ministère de l’Intérieur aurait pourtant pu empêcher l’assassinat du 6 février.

En effet, à côté du domicile de Chokri se trouve une agence bancaire.

Quelques semaines plus tôt, une employée avait téléphoné à la police pour signaler le comportement suspect de deux jeunes circulant à bord d’une VolksWagen Polo.

Grâce à la plaque d’immatriculation, les vérifications effectuées ont permis de remonter jusqu’au propriétaire du véhicule qui s’est avéré être un certain Marwen BELHAJ SALAH, un des salafistes connu et qui était accompagné, ce jour là, de Kamel GADHGADHI.

Ces deux hommes sont aujourd’hui suspectés d’être les meurtriers.

Le traitement de l’enquête révèle des failles sécuritaires profondes. Si l’agence était surveillée, si le ministère de l’intérieur a pris des mesures sérieuses compte tenu de sa connaissance de la propagande virulente qui circulait sur les réseaux sociaux par les imams affiliés à Ennahdha et les courants salafistes qui avaient lancé des appels au meurtre contre Chokri, tout aurait pu changer!… Par contre aucune mesure sérieuse n’a été prise pour mener des investigations sur le sujet ou interroger le suspect même après l’assassinat.

Ce n’est qu’après l’assassinat de Chokri que la police judiciaire se rendra, le 5 mars 2013, au lieu de résidence de Marwen BELHAJ SALAH.

Lorsque les policiers arrivent, celui-ci a déjà quitté la Tunisie depuis deux jours en direction de l’Arabie Saoudite.

Le 25 juillet, Mohamed BRAHMI, autre figure de l’opposition tunisienne, est assassiné devant son domicile avec la même arme ayant servi à l’assassinat de Chokri.

L’un des terroristes suspectés dans l’assassinat de BRAHMI, Ezzeddine ABDELLAOUI, ancien agent de la police tunisienne, est arrêté lors d’une opération de la brigade antiterrorisme le 5 août à El Ouardia, au sud de Tunis.

Interrogé le 16 août par le juge d’instruction, il avoue qu’il faisait partie du groupe ayant organisé et perpétré l’assassinat de Chokri.

La responsabilité politique de l’assassinat est attribuée au gouvernement en place, en raison de son laisser-faire face au climat de violence politique comme moyen de résolution des conflits.

Mesdames, Messieurs, cela fait 2 ans que la famille BELAID, ses RIFAKS (ses compagnons membres du MPD), ses confrères avocats et tous les Tunisiens libres et démocrates attendent ce procès!

C’est le procès de l’intolérance, de la haine, de la peur, du terrorisme qui nourrit le projet de déstabilisation du régime.

La recrudescence de la violence politique en Tunisie s’est nourrie de l’impunité dont ont très souvent bénéficié les auteurs de ces actes, se disant certainement : ni vus, ni connus, ni punis, et qui visent à mettre à mal les libertés d’expression et de rassemblement pacifique et le pluralisme politique.

Pendant qu’on attend le procès à Tunis, je veux moi, avocat tunisien, libre, plaider devant vous la violation des droits fondamentaux que fut le meurtre de Chokri BELAID.

Depuis plusieurs mois, les violences politiques se succèdent en Tunisie sous des formes diverses : meurtre, incitation à la haine et au meurtre, agressions physiques, destructions de biens et campagnes de diffamation. Celles-ci sont le plus souvent le fait de groupes extrémistes salafistes djihadistes.

Tuer Chokri était un crime odieux.
En s’en prenant à lui, ses assassins visaient aussi les principes sacrés des droits de l’homme : la liberté d’expression, la liberté d’opinion, la liberté du culte, le droit à la sécurité et le droit à la vie.

Personne n’ignore que le droit à la liberté d’expression consiste dans le droit de toute personne d’exprimer librement ses opinions et ses idées.

C’est un droit fondamental dans toute démocratie.
La liberté d’expression n’est donc pas seulement importante pour la dignité individuelle mais aussi pour la participation, la transparence et la démocratie.

Dans ses déclarations, le gouvernement tunisien considère que les Droits de l’Homme sont les fondements inaliénables de la liberté des individus. Or, Les droits initialement reconnus comme fondements de la liberté individuelle sont régulièrement bafoués.

Il faut que ces violences, qui menacent directement les acquis de la révolution de janvier 2011, soient traitées avec la plus grande fermeté par les autorités et dénoncées au niveau international.

Je viens donc ici, au Mémorial de la Paix les mains tendues soutenir la cause de ma Tunisie et honorer la mémoire de ses martyrs qui ont offert leur vie au nom du respect des droits de l’homme.

L’histoire a montré que la reine Elissa fuyant la Phénicie vint s’installer sur les côtes d’Afrique.

A son arrivée, le Roi Hiarbas consentit à lui offrir un territoire « aussi grand que pourrait en recouvrir une peau de bœuf ».

Elissa découpa alors avec malice la peau en lanières dont elle entoura un espace suffisamment grand pour y bâtir une cité qu’on appela Qart Hadasht.

Au cours de son périple, le héros grec légendaire Énée y fit escale après une tempête.

Lorsqu’il vit Elissa, Énée en tomba éperdument amoureux.

Lorsque Énée, forcé par les dieux, dû quitter Carthage, Elissa incapable de le supporter préfèrera s’enfoncer l’épée d’Enée dan le corps et se jeter dans le feu.

Ainsi naquit l’âme de la Tunisie, fière, douce, indépendante et libre.

2.800 ans plus tard, les enfants d’Elissa ont toujours les mêmes valeurs. Ce sont les valeurs humaines de tolérance et d’espoir.

La Tunisie vit des heures cruciales.
Dans ce qu’elle construit, elle doit laisser les valeurs fondamentales que sont la vie, la sécurité des biens et des personnes, la liberté d’opinion, la liberté d’expression et la liberté religieuse être les piliers de son avenir.

Maître YOUNSI Yassine

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