Tunisie : « Le numérique tue les photographes »

Hassan Masri est l’un des pionniers de la photo en Tunisie. Mais le secteur vit une grave récession. La magie de l’argentique est sérieusement malmenée par la montée en puissance du numérique. Mais qu’en sera-t-il alors de l’héritage de Masri ?

Premier photographe arabo-musulman dans le Sahel, à une époque où la plupart étaient d’origine européenne, M. Hassan Masri, a été l’un des premiers à véritablement se lancer dans ce secteur. Son amour du portrait date de l’époque où il les peignait à la main. Son tableau de chasse affiche fièrement une ribambelle de célébrités tunisiennes. M. Masri a même réalisé un portrait de
Habib Bourguiba. Il évoluera en parallèle avec la photographie conventionnelle. Prenant la relève, ses deux fils Habib et Hichem, ont appris ce noble métier qui a malheureusement finit par se résorber avec le temps. M. Hichem Masri est fière d’être le dernier survivant de cette longue tradition familiale.

Ancrée depuis plus de 50 ans dans les habitudes de la société tunisienne et riche d’un passé qui a marqué toute une génération, la photographie n’a cessé d’évoluer. A travers le changement des mœurs et l’arrivée de nouvelles tendances socio-économiques, la photographie a inévitablement été noyée dans les méandres de la sphère commerciale. La photographie assiste aujourd’hui à une vraie révolution technologique, celle du numérique. Une transition qui ne s’effectue pas sans heurts. Elle a même infligé de graves séquelles au secteur de la photographie, qui assiste à une grave récession depuis quelques années.

Evoquant le contexte historique, M.Masri nous expliqua que « Durant les années 70 et jusqu’au début des années 80, l’achat des films était la portée de toutes les classes tunisiennes, de la plus populaire à la plus riche. A cette époque, seuls quelques passionnés se souviennent des appareils pocket qui utilisaient des films
110 et des cassettes avec leurs pochettes 126. Sont apparus ensuite, durant les années 80, les disques en forme de négatifs. Pour finalement arriver à la pellicule (24/36) qui existe jusqu’à présent. Et il ajoute : « Concernant les professionnels, ils utilisaient du 120, pour les portrait et les photos publicitaires. Ce n’est que récemment (vers 2002) que les appareils photos 120 ont basculé vers le numérique.

Et pour cause, les nouvelles photos d’identités obéissent à plusieurs critères internationaux que l’ont se doit de respecter. »

Notre photographe souligne que la technique de développement de la photo argentique repose sur toute une technique, et sur un savoir-faire lié à la chimie, à la qualité du papier…

La magie de l’argentique

Grand défenseur de cette technique, qui tend de plus en plus à se perdre, notre photographe nous explique que « l’argentique dégage une certaine magie, que seuls les passionnés peuvent comprendre. D’ailleurs, la plupart des professionnels de ce secteur refusent, corps et âme le numérique, qu’ils jugent bien trop commercial et compliqué à leur goût ».

Obligé de s’adapter, les photographes, amateurs et professionnels confondus qui maitrisent les outils informatiques sont à même de mieux différencier les caractéristiques de l’argentique et du numérique et même de marier les deux techniques dans certains cas. « Le fait est que l’ancienne génération (les 50, 60 ans) sont ceux qui maitrisent le moins l’outil informatique, étroitement lié à la photo numérique. Ne pouvant s’adapter à ces changements, ils ont finit par mettre la clé sous la porte ou bien de se tourner vers d’autres activités, comme c’est le cas pour mon frère par exemple. Cette génération d’utilisateurs est restée fidèle à l’argentique, elle essaie tant bien que mal de résister à l’assaut du temps » rajoute notre photographe professionnel, non sans amertume.


Malgré l’arrivée massive de la technologie numérique, basée davantage sur les retouches d’images, on ne trouve plus le savoir-faire d’avant. Bien que grâce à certains logiciels de retouche d’image, on est capable de créer des merveilles, en arrivant à des résultats quasi-semblables (contrôle du contraste, des balances de couleurs…), on ne trouve plus aucun photographe capable de refaire des photos d’époque, tout simplement parce que ce type de papier n’existe plus.

Quand on lui demande de nous citer sa marque favorite d’appareils photos, il évoque immédiatement les Leica « ces appareils photos, entièrement monté à la main, constituent le nec plus ultra, ils restent indémodables, qu’ils soient numériques ou argentiques, ils conservent pratiquement le même prix de vente ».

Les atouts du numérique

Concernant le numérique, M. Masri insiste sur le fait que ce dernier a apporté pas mal de points positifs, qui fait évoluer l’univers de la photographie d’une façon générale. « On peut maintenant faire défiler les images, les visualiser sur différents supports, cumuler des milliers de photos sur différents périphériques de stockage, on peut les supprimer à volonté… La plupart de mes clients m’apportent leur tirage sur clé usb, c’est bien plus pratique pour eux » conclue-t il.

Pourtant, afin d’obtenir des images professionnelles, le numérique n’est valable qu’avec les logiciels de retouches d’image, qui font, pour ainsi dire, tout le travail. On peut retoucher différents photographies, les faire basculer en noir et blanc, redonner vie à d’anciennes. Comme exemple, il nous montre une magnifique photo d’époque, totalement retravaillée sur ordinateur. En la comparant avec l’originale, toute déchirée et jaunie par le temps, on reste perplexe. En effet, le rendu est impressionnant, la photo est revenue à la vie, mieux même, elle surpasse en contraste et en éclairage l’originale. En outre, la plupart des laboratoires de tirage continuent d’utiliser les techniques chimiques et certains types de papiers d’époques, en y ajoutant des retouches numériques. Adaptation oblige.

La fin d’une époque ?

Malgré ces efforts, le métier de photographe se trouve de plus en plus menacé par le numérique et ce qu’il génère comme produits liés à l’hyperconsommation. Devenu commercial, ou la rentabilité prime sur la qualité, ce secteur a totalement perdu son identité. Il a été tué en grande partie par les grandes surfaces, qui affichent à chaque fois des prix compétitifs, concernant les appareils photo numériques et les imprimantes portatives, devenus accessibles à tous. L’apparition des machines de tirage photos automatiques n’ont pas arrangé la situation. « Le consommateur ne se fie plus au professionnalisme du photographe du coin, il ne se fie qu’au prix des services, recherchant toujours les plus bas du marché, le monde est devenu ainsi ».

M. Masri nous rapporte que quelques boutiques continuent de résister, notamment, celles des photographes des quartiers populaires, qui continuent à utiliser l’argentique, dans les mariages et autres fêtes. Quand on lui demande quelle est la raison qui l’a poussé à ne plus photographier ces cérémonies, il nous rétorque : « Tout simplement parce que dans le grand Tunis, pratiquement tout le monde possède un appareil photo numérique. Les appareils de maintenant rivalisent même avec ceux utilisés par les professionnels. Lors des mariages, pratiquement tous les invités ramènent leurs appareils. »Avant d’ajouter « Mais avec le prix de ces appareils, en constante diminution, les classes sociales les plus démunies auront bientôt leur propre appareil photo et nous n’aurons alors plus lieu d’exister. »

Il est clair qu’à présent, le métier de photographe ne fait plus vivre, il constitue en soi, un service uniquement. Essayant tant bien que mal de perpétuer la tradition familiale, Hichem Masri est plutôt pessimiste concernant l’avenir de la photographie argentique « tuée complètement par le numérique » reprenant ses propres termes. Une poignée d’amateurs continue à veiller au grain, en s’approvisionnant de temps à autre en pellicules 24/36 dans sa boutique, bardée de photos datant de « la belle époque », comme il s’évertue à dire.

Même si un jour, ce professionnel averti ferme boutique, vaincu par les assauts du monde du numérique, il n’en demeurera pas moins un témoin important de toute une époque.

Samy Ben Naceur

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