Tunisie: Qu’est-ce qu’un art révolutionnaire Monsieur le ministre ?

 

«L’art doit être beau mais pas révolutionnaire», cette phrase lancée par le ministre de la Culture pour justifier la fermeture du palais Abdellia pose question. Quel art possible en Tunisie après la révolution quand il ne doit pas «être révolutionnaire» ?

Une précision s’impose, le ministre de la Culture ne semble pas savoir vraiment de quoi il parle quand il évoque l’art «révolutionnaire». Si l’on suit son raisonnement, le terme est interprété au premier degré : art «révolutionnaire» est égal à «art fallacieux» qui «choque» et qui ne chercherait que la provocation en allant vers le plus facile, «l’atteinte au sacré», cette grande limite érigée dès que l’on parle de liberté d’expression en Tunisie.

Or en reniant «l’art révolutionnaire», M. Mehdi Mabrouk renie plusieurs choses et force les artistes à justement rester «révolutionnaires» au lieu d’impulser une réelle révolution artistique. Car l’art «révolutionnaire» dans l’histoire a une portée symbolique, il est marqué par le bouleversement, il accompagne parfois les révolutions. Ne pas pouvoir faire un art «révolutionnaire» en Tunisie après une révolution serait donc absurde, car cet art est avant tout celui des ruptures. On peut ainsi parler «d’art révolutionnaire» pour l’impressionnisme qui naît au 19ème siècle en rupture avec l’académisme. Cet art en décalage avec le réalisme montrait une autre vision du réel, en pointillés où la couleur primait souvent sur la ligne du dessin. L’art «révolutionnaire» déjoue avant tout les codes de l’esthétique et fait évoluer son histoire. Il peut être aussi lié à la politique comme dans le cas de la révolution marxiste, où certains artistes se mettaient au service de la révolution en produisant des peintures de propagande politique. La limite entre «l’art révolutionnaire» et «l’art engagé» est alors fragile. La dérive en est que l’art devient symbole de la cause politique et rien d’autre.

En Tunisie, les artistes oscillent entre ces deux cas. Il est vrai qu’en arrivant au palais Abdellia, l’évidence saute aux yeux : la religion et la liberté de conscience sont le thème dominant des œuvres. «Répuislaïque», lit-on d’un côté, tandis que le voile et le corps féminin font l’objet de l’inspiration artistique dans la moitié des tableaux. Certes, les artistes ont peut-être manqué de se démarquer en allant vers plus de subtilité, plus de diversité. Or, c’est une foire d’art contemporain, donc qui reflète une certaine «actualité», une «réalité». Faten Gaddes, l’artiste du fameux «The Ring» qui trône dans le palais ne s’en cache pas «Mon œuvre est un combat. Je veux montrer l’agression à laquelle sont soumises les croyances actuellement. Nous sommes tous dans un Ring.» Elle a mis sur les punching-balls son autoportrait «C’est la première fois que je me mets en scène. La démarche était de montrer que c’était un vécu personnel».

art-ministre-220612-02Il est vrai que beaucoup d’œuvres témoignent sans doute d’une angoisse personnelle qui a pu s’exprimer dans l’art face à la recrudescence des violences salafistes. D’où le piège dans lequel sont tombés certains artistes : le premier degré prime sur la suggestion. Certains voulant faire passer un message, soit «politique» (ils en sont libres), soit de réflexion et restent sur une ligne assez connue : on va caricaturer le barbu, enfoncer des femmes niqabées dans des pierres afin de montrer un certain danger et une révolte qui court chez des artistes n’en pouvant plus de cette oppression sur le débat religieux. Seuls quelques uns font vraiment de l’art «une révolution» et interrogent les codes. C’est le cas d’une photo d’une femme entièrement voilée d’un camouflage rose et seules les lunettes de soleil dessinent l’ombre d’un visage. La photo intitulée «La Joconde» pose bien la question du référentiel féminin et artistique dans lequel se placent désormais les artistes mais aussi la société spectatrice après les révolutions arabes. Les canons esthétiques ne sont plus forcément ceux de la Mona Lisa de Léonard de Vinci.

Pourquoi les artistes tunisiens ont-ils autant de mal à faire leur révolution et se retrouvent cantonnés à un «art révolutionnaire» qui vous déplaît tant Monsieur le Ministre ? Parce que l’artiste, à force d’être oppressé par un contexte où le débat n’est qu’affrontements sur la liberté d’expression ne peut réellement créer autre chose qu’un art «subversif» pour manifester sa frustration et son mécontentement. Comme le dit Rochdi Belgasmi «L’art doit se débarrasser de l’ordinaire. On doit chercher de nouvelles formes qui reflètent la nature de la vie en Tunisie en ce moment, c’est une nature paradoxale, et malheureusement je vois que la révolution en Tunisie a eu beaucoup d’influence sur l’art et les artistes. On parle aujourd’hui des artistes de révolution dans tous les domaines : théâtre, musique, peinture, etc. Ce qui est incorrect et hypocrite, je crois que l’art en Tunisie n’a jamais attendu une révolution pour qu’il soit révolutionnaire.» Oui il est «révolutionnaire» mais parce qu’il y est d’une certaine manière «forcé» dans un climat de tension permanente où le religieux est exposé en permanence sur le débat public.

 

Lilia Blaise

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