Tunisie : Appel de Kairouan et classement de Shanghai

La fracture numérique est réduite à coups de milliards de dollars. Les investissements ne remplacent pas l’éducation et la liberté d’expression, seules garantes d’une production intellectuelle et d’une industrie du contenu digne de ce nom.

«L’appel de Kairouan» a été lancé. Des participants au colloque international venus des quatre coins du monde musulman se sont réunis, du 5 au 7 octobre 2009, dans l’antique capitale Aghlabide pour tenter de trouver des moyens de combler le fameux «fossé numérique dans le monde islamique». Ainsi, les experts préconisent-ils entre autres de « renforcer l’infrastructure de base dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC) et de maîtriser le coût des équipements des TIC», et surtout, de « promouvoir l’industrie et la production des contenus numériques de manière à encourager l’investissement efficient dans les technologies numériques». La diffusion de la culture numérique a donc été au centre des débats. L’objectif étant aussi de donner une meilleure image et une visibilité accrue au monde islamique sur le web, et dans les nouveaux médias digitaux. L’enjeu est stratégique, puisque à l’heure actuelle, ce qui n’a pas d’image virtuelle, n’existe pas.

Or la culture numérique en question n’est pas indépendante des autres activités intellectuelles, scientifiques, culturelles. Les différents éléments sont étroitement imbriqués. En fait, les pays riches culturellement seraient presque ipso facto riches en termes de culture numérique. Car au 21ème siècle, la production intellectuelle passe par l’ordinateur et ne saurait s’en passer. Faut-il rappeler que les textes scientifiques ou littéraires, journalistiques ou techniques, sont désormais quasi systématiquement tapés sur un traitement de texte ? Le cinéma, les installations de l’art contemporain, sans parler de la vidéo représentent de plus en plus des émanations d’un monde numérisé. Les nouvelles créations trouvent même dans le cyberspace matière à inspiration. La culture d’aujourd’hui, au sens le plus large, est donc numérique de naissance. Et si les pays musulmans sont perçus comme étant pauvres en termes de culture numérique, c’est aussi parce qu’ils sont simplement culturellement indigents.

Dès lors, les efforts accomplis pour généraliser le haut-débit, rendre les ordinateurs et les nouveaux moyens de communications et d’informations accessibles ne sauraient à eux seuls nous garantir l’accès au statut convoité de pays producteur de contenu. Une industrie du contenu qui permet à des pays comme le Japon, les Etats-Unis, et à un degré moindre la France, d’exporter massivement des biens culturels. Une nouvelle marchandise, pour une nouvelle industrie industrialisante.

Dans le monde arabo-islamique, le fossé strictement numérique, celui uniquement lié au matériel technologique est en passe d’être comblé. Les pétromonarchies réduisent la fracture en payant la facture à coups de milliards de dollars. Les Etats arabes qui n’en finissent pas d’émerger suivent tant bien que mal en allouant une part croissante de leurs maigres revenus au secteur des TIC si prometteur. Les uns et les autres tardent pourtant à cueillir les fruits de leurs investissements qui devaient théoriquement leur permettre de scintiller dans la galaxie du web, à défaut de pouvoir briller dans celle de Gutenberg. Pourtant, le hardware à prix cassé devait permettre de faire baisser les tarifs du ticket d’entrée dans le club fermé des Nations culturellement développées. Sauf que le «software» n’est pas livré avec la machine. Et les investissements en matériels, en câbles, fussent-ils optiques, ne sauraient remplacer l’éducation et la liberté d’expression, seules garantes d’une production intellectuelle, et, a fortiori, d’une industrie du contenu digne de ce nom.

En définitive, si les pays arabes ne sont pas tous à ranger dans la catégorie tiers-monde, et si pour la plupart d’entre eux, le web et la téléphonie mobile font presque partie du quotidien, l’usage de ces technologies est bridé par le niveau des utilisateurs. Et par certaines politiques culturellement restrictives.

Ainsi, certaines études énoncent-elles qu’un Arabe lit en moyenne une demi-page par an, contre deux livres pour un Américain et 7 pour un Anglais. Des analyses moins pessimistes veulent bien accorder au lecteur arabe 4 pages de lecture annuelle… Peut-être pour des causes liées à l’analphabétisme pourtant quasiment éradiqué dans des pays comme la Tunisie. Peut-être aussi par manque de publications dignes de ce nom. Le nombre de livres traduits vers l’arabe depuis le calife abbasside El Maamoun à ce jour, plafonne en effet à 10 000 ouvrages… Soit l’équivalent de ce qui est traduit chaque année dans le monde hispanophone. Aucune école arabe ne figure parmi les 500 meilleures au monde classées chaque année par l’université de Shanghai. La recherche scientifique est quasiment inexistante. Et pour cause : quand les pays développés réservent 3% de leur PNB pour la science, les Arabes ne lui en allouent que 0,25%.

Le fossé numérique ? Il ne sera pas comblé tant que les gouffres scientifiques, culturels, intellectuels restent béants.

Oualid Chine

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