Tunisie : Pourquoi je ne présente plus le 20h de la Wataniya

 

Khadija Soua présentait le 20h sur la «Watania». Au lendemain de la levée du sit-in devant la télévision nationale, elle et ses deux consœurs, Naima Abdallah et Insaf Ben Moussa, ont quitté leurs postes pour travailler dans les coulisses, ne supportant plus les pressions et harcèlements.

khadija-soua-170512-440_thumbKhadija Soua travaille à la télévision nationale depuis 18 ans. Le plateau du 20 heures, elle le connaît bien, elle y a travaillé juste après la révolution. Pourtant, cette jeune femme s’est résignée à quitter ce poste, ne pouvant plus supporter les accusations des sit-inneurs mais aussi cette image qu’on lui renvoie souvent: “vendue au régime de Ben Ali”.

Comment travaillait-elle avant? «C’était simple, on lisait les communiqués qui nous étaient envoyés par l’agence TAP». Khadija ne s’attendait pas à ce type de travail lorsqu’elle a terminé ses études à l’IPSI (Institut de Presse et des Sciences de l’Information), à 22 ans, rêvant d’être camerawoman pour être embauchée dans ce qui deviendra l’organe principal de propagande du régime de Ben Ali. Une chaîne que personne ne regardait jusqu’au 14 janvier. «J’ai été recrutée sur la base d’un concours national à ma sortie de l’IPSI, et non pas pistonnée comme tout le monde aime bien le dire. C’était un tirage au sort après évaluation sur dossier et j’avais fait un stage de quelques mois au préalable». Durant ces années, Khadija a plusieurs fois été écartée du 20 heures pour des raisons inconnues. Elle travaille en tant que journaliste, souvent dans la news room ou présente les informations de 18h.

Le milieu n’est pas facile (luttes de pouvoir, coups bas et une ligne éditoriale sans aucune marge de manœuvre). «On travaillait selon des normes, et on devait parler de ce qu’avait fait Ben Ali, pas les ministres, c’était interdit».

Elle raconte d’ailleurs une anecdote à ce propos qui a failli lui coûter son poste. Après être allée à un évènement où le ministre de la Santé était présent, celui-ci demande à la journaliste une interview qu’elle ne peut refuser. Contactée juste après avoir envoyé les images par sa rédactrice en chef, elle se retrouve soumise à un questionnaire sur les raisons qui ont motivé son acte et un arrêt de travail qui durera plusieurs mois. «C’était la procédure habituelle», déclare Soukaina l’une de ses consœurs, qui en a été aussi été victime pour ses activités syndicales. «On venait à la rédaction mais on ne pouvait rien faire. C’était une façon de nous punir. Cela pouvait durer plusieurs mois». Tout est sujet à un questionnaire destiné à faire pression: le refus de travailler de 14h à minuit ou même une simple contestation. Le sabotage est aussi une pratique courante. Khadija ne partira pas en stage de formation avec la BBC; la rédactrice en chef lui a refusé cela à la dernière minute. Aucune démission possible sous peine d’être fiché et d’avoir un dossier au sein de la police politique, «d’après ce que l’on nous disait», déclare Khadija.

Arrive alors la révolution et la volonté de changer les choses. Khadija reste à son poste, et dès le 15 janvier, elle assure presque 10 heures d’antenne non-stop avec quelques collègues encore sur place. Ils prennent leurs informations du terrain et s’inspirent des autres chaînes de télévision arabe. «Le changement avait déjà commencé les 11 et 12 janvier 2011, les coups de téléphone pleuvaient et on passait ce que disait le ministère de l’Intérieur». La réforme se fait progressivement, reportages, invitations de politologues, Khadija réapprend, d’une certaine façon, tout le métier.

Malgré une montée en flèche de l’audience (38% du taux d’audience selon SIGMA conseil), le 20h ne satisfait pas tout le monde. Un sit-in devant l’édifice commence fin février 2012. Harcèlement, querelles et pressions commencent. On reproche à la télévision nationale une ligne éditoriale tendancieuse et certains veulent la «purifier» et «la nettoyer des anciens propagandistes de Ben Ali». La question se pose pour Khadija et ses confrères: jusqu’à quel point étaient-elles responsables de la désinformation et de la propagande de Ben Ali ? Comment ne pas se taire lorsque votre poste était sans cesse sur la sellette ? Victime d’une campagne de diffamation où elle est directement visée sur Facebook, Khadija résiste ; pour elle, les revendications sont injustifiées : «Nous discutons ensemble de la hiérarchie des sujets en conférence de rédaction. Certes nous avons fait des erreurs, parfois le gouvernement n’apparaît qu’en troisième position dans les informations alors que l’actualité est chaude, mais c’est normal, nous sommes encore en train d’apprendre».

Malgré une résistance, la déclaration à la télévision de Zied El Hani, journaliste et membre du SNJT (Syndicat National des Journalistes Tunisiens), «les anciens présentateurs de la télévision nationale doivent se retirer pour ne pas faire de mal aux familles des martyrs», l’a fait changer d’avis. «Cette personne était supposée nous défendre face aux déclarations de Lotfi Zitoun et au lieu de cela, il a tenu des propos similaires». Elle rend les armes avec deux de ses consœurs, Naima Abdallah et Insaf Ben Moussa. Son visage n’apparaîtra plus sur le petit écran à partir du 27 avril. Elles travailleront toutes les trois dans les coulisses, à la rédaction.

Déçue, Khadija Soua l’est, mais plus par un système qui ne peut pas changer sans une certaine action politique: «Ceux qui ont été de l’ATCE ou pistonnés par l’ancien régime, nous les connaissons mais on ne veut pas les pointer du doigt, ce sont nos confrères, ce n’est pas à nous de faire ça».

Khadija ne regrette pas sa décision, aujourd’hui, elle occupe le poste de rédactrice en chef adjointe et s’occupe directement de l’information. Contrairement à son travail de présentatrice où elle continuait de lire sans vraiment avoir un droit de regard sur l’information, elle se dit épanouie dans un travail qui ressemble finalement plus à du journalisme.

 

Yasmine

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