Tunisie : Carthage 2011… le «Sayeb Salah» des artistes

 

Digne d’un bon canular, le programme de l’édition 2011 du Festival International de Carthage a suscité une grande polémique. Mis à part la volonté de rompre avec le passé, nous avons cherché à mieux comprendre les enjeux des orientations culturelles actuelles de l’establishment tunisien.

bouzouitaRencontre avec Kerim Bouzouita, universitaire-chercheur à l’Ecole Doctorale Esthétique, Sciences et Technologies des Arts (EDESTA) à Paris. Il est spécialisé dans l’underground et les phénomènes contre-culturels. Kerim est également consultant auprès de différentes agences des Nations Unies.

Tekiano : Le visuel affichant les highlights de la programmation du Festival International de Carthage a suscité une importante controverse sur le web social tunisien. Quelle est la portée politique du choix des artistes participants ?

Kerim Bouzouita : Il faudrait que nous ayons en main la programmation définitive pour pouvoir analyser les choix du ministère et établir une vraie critique. Qui qu’il en soit, si nous nous retrouvons encore avec une programmation qui ne laisse pas la place aux jeunes artistes, il y a fort à parier que l’opinion publique et le syndicat des métiers de la musique – qui a prouvé sa volonté de rompre avec la mafia culturelle- contesteront les programmations «mauves». Cela pourrait même amener au boycott des grands festivals.

Quels sont, d’après votre observation et votre expérience, les principes fondateurs pouvant être les catalyseurs de la politique culturelle tunisienne en cette phase de transition démocratique ?

Tout d’abord, le constat de la politique culturelle benaliste est dramatique. Il est plutôt facile de faire le bilan de 23 ans de gouvernance despotique en regardant de plus près quels ont été les « artistes » systématiquement programmés et ceux qui ont profité de larges subventions sous le régime de la tyrannie. Mais il ne faudrait pas s’arrêter à cela, il faudrait également faire le bilan des réelles contributions à l’espace culturel tunisien de ceux qui touchaient les deniers publics.

festivaldecarthage

Personnellement, je ne crois pas à «l’Etat Providence» en ce qui concerne l’art et la culture. Je m’oppose à la politique culturelle considérée comme un ensemble de choix et d’orientations décidés par une poignée «d’experts» pour une nation entière. Cependant, les pouvoirs publics peuvent veiller à ce que les artistes aient le droit de pratiquer leur art sans entraves en décrétant que ce dernier est un espace de liberté qui ne doit pas être investi ou entravé par les pouvoirs publics, les idéologies ou les intérêts privés, ce qui n’était pas le cas sous l’ancien régime.

Par exemple, sous le système Ben Ali, les jeunes étaient privés du droit de créer des associations culturelles afin de produire des évènements, de promouvoir une pratique ou un courant artistique.

Bien pire, les policiers intervenaient brutalement dès qu’ils voyaient quatre jeunes avec une guitare s’installer sur un trottoir au centre ville de Tunis.

Pour résumer, je considérerai deux axes principaux pour rompre avec les pratiques passées et donner de l’air à une vie culturelle asphyxiée par le népotisme :

-La priorité aux nouvelles générations à travers le soutien d’artistes qui n’ont jamais perçu de subventions ou n’étaient jamais programmés sous l’ancien régime.

-La promotion des pratiques artistiques au lieu de la consommation culturelle à travers la mise en œuvre de nombreuses mesures comme par exemple : la création de théâtre et de studios de répétition et de production audiovisuelle dans tous les lycées et toutes les universités publiques, la défiscalisation totale des instruments de musique, des cours d’arts, des cachets des artistes locaux…

-Pour finir, si les pouvoirs publics ne savent pas ou ne peuvent pas soutenir les artistes, qu’ils ne les sabotent pas. Comme le disent si bien les cybers-guerriers : «Sayab Sala7 !».

Quelles sont les grandes lignes d’une réforme à faire afin de rompre avec la culture de propagande?

kerimbouzouita11Je ne suis pas certains que nous puissions parler de culture de propagande dans le cas tunisien. Nous ne sommes pas dans la configuration d’un système totalitaire qui impose les choix esthétiques. D’ailleurs, l’Histoire nous montre que même le puissant régime de Mussolini a échoué à imposer une esthétique «romano-aryenne».

Cependant, il existe bien des dictats culturels qui sont l’œuvre – plus ou moins concertée – des sphères mass-médiatiques, celle du divertissement et celle du politique. En ce qui concerne la musique par exemple, nos goûts, nos imaginaires et jusqu’aux valeurs du projet de société auquel nous aspirons sont le résultat d’un processus complexe auquel participent les choix des directions commerciales et artistiques des radios FM nationales, des télévisions locales et internationales, de la politique culturelle plus ou moins décidée et mise en œuvre par le ministère de la culture à travers les choix de programmation et la distribution des subventions.

Je suis personnellement convaincu, et l’Histoire de l’Art nous le prouve, que les artistes révolutionnaires, ceux-là même qui ont amené des ruptures avec les ordres esthétiques et moraux établis sont des outsiders, des marginaux avant-gardistes qui se sont «fabriqués» par opposition à une société et son système de valeurs avec lesquels ils étaient en conflit. Vous pouvez imaginer un seul instant que Van Gogh, Abu el Kacem Chebbi, Jimi Hendrix, Charlie Parker, John Cassavetes ou Tupac, prendre un taxi jusqu’à la place de La Kasbah pour présenter un dossier de subvention au ministre de la culture? Ces gens là ne rêvaient pas d’être entretenus par les deniers du contribuable. L’Art n’a besoin de cause, parce qu’il est une cause, et il n’a certainement pas besoin d’un ministère de tutelle.

 

Propos recueillis par Thameur Mekki

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